Eric Sadin est une voix discordante et rare dans ce concert à l’unisson qui célèbre la numérisation de notre société, pour ne pas dire, de notre civilisation. Une numérisation qui fascine. Dont ses protagonistes les plus loués, les plus emblématiques sont les starts-up. Et ses créateurs adulés comme les super héros de nos temps modernes.
Médias, politiques, et toutes les générations vouent quasiment un culte à cette nouvelle ère qui s’impose à marche forcée et à une vitesse prodigieuse.
Cette numérisation emporte même la raison qui, pourtant, devrait nous tenir lieu, en tant qu’être humain, de garder tout discernement afin d’en comprendre les enjeux et, surtout, les (in) conséquences, présentes et futures, pour nos sociétés.
Comment expliquer cette fascination? Peut-être parce que, médias, décideurs, politiques, y voient la nouvelle déesse pourvoyeuses de milliers d’emplois, donc celle qui sauvera nos sociétés d’une stagnation qu’on nous annonce séculaire. Inéluctablement. Irréversiblement.
Face à cet »aveuglement » comme le souligne avec force Eric Sadin, on aimerait que chaque responsable prenne un minimum de recul, se pose des questions de fond sur cette nouvelle ère sociétale et économique pour notre civilisation.
Il ne s’agit pas de jeter le bébé avec l’eau du bain, de rejeter dans son intégralité la numérisation qui comporte des bienfaits indéniables, encore faut-il se préserver de toute dévoiement nocif et d’abus dommageables en terme d’usages et de buts déclarés (parfois non avoués), mais plutôt de s’attarder, donc de se questionner, sur les problèmes que pose ce nouveau modèle.
Eric Sadin aborde, sans concession et de façon passionnante, les sujets sur lesquels des débats de fond sont absolument nécessaires et qui émergent, parfois avec brutalité en raison de la folle vitesse du rythme des innovations, fruit de cette numérisation (à outrance, totalisante) de nos sociétés ou pour reprendre le titre de son dernier ouvrage »La silicolonisation du monde ».
Parmi les sujets clés que suscite cette numérisation, citons :
– L’effondrement du paradigme humain et son pendant la marchandisation intégrale de nos vies.
– La sophistication croissante de l’Intelligence Artificielle et la future place de l’homme. Allons-nous, malgré nous et ce que l’on prétend, vers une »disqualification » de l’homme dans le travail voire dans la société.
– Dans le monde du travail, assistons-nous, sûrement mais doucement, à un dessaisissement de la décision humaine au profit de machines pré-programmées ou le droit à la contestation, la divergence est réduite à néant.
– La potentialité des techniques sur nos vies, leur incidence en termes d’intégrité physique et du respect de nos vies privées.
– L’omniprésence de la mesure quantification de nos vies, notamment par la prolifération de capteurs, des objets connectés.
Je ne cite que quelques unes des réflexions initiées par Eric Sadin. Et qui méritent de véritables débats et plus que tout une appropriation par les citoyens. Chaque citoyen devrait interpeller les candidats à la présidentielles sur ces sujets majeurs et malheureusement passés, la plupart, sous silence ou estropiés car ils n’ont pas voix au chapitre de cette enchantement aveugle collectif pour la numérisation.
Une numérisation qui, sans vigilance de notre part, risque, à moyen terme, de faire passer 1984 et sa dystopie pour une gentille fable. Dans son ouvrage George Owell parle d’un totalitarisme au sens politique. Or, la numérisation, sans garde-fou, sans contre-pouvoir, établira un totalitarisme d’une nature encore plus folle car il s’appliquera à notre moi intime, dans sa totalité sans aucune échappatoire.
Nouveau credo des discours et totem de nos politiques sacrés de nos sociétés, toutes critiques est perçu comme un sacrilège impardonnable. Même condamnable au même titre que celles et ceux qui blasphémaient contre la religion au temps de sa toute puissance.
Eric Sadin est un écrivain et philosophe, l’un des penseurs majeurs du numérique et de son impact sur nos vies et nos sociétés.
Son dernier ouvrage: »La silicolonisation du monde ».
Son site internet : www.ericsadin.org